Colombie : La Coopération au développement dans un contexte de « Post-Conflit »

12.2015 – Pilar Trujillo Uribe, ancienne directrice d’ENDA et actuellement directrice exécutive de Project Counselling Service (PCS), nous partage sa lecture du contexte colombien et de l’importance de la coopération au développement dans le cadre du processus de construction de la paix en Colombie.

GeTM : Bonjour Pilar, comment décrirais-tu le contexte actuel en Colombie ?

Pilar : Le contexte actuel en Colombie est surtout tristement marqué par la longue histoire de violences que subit le pays depuis plus de 50 ans. Bien qu’elle ait eu différentes formes, caractéristiques et noms au cours de l’histoire, elle a toujours été synonyme de crimes, de massacres, de terreur et de dépouillement. La Colombie compte aujourd’hui 6 millions de déplacés internes et 5 millions d’exilés politiques. La population ne peut donc plus supporter davantage de violence.

Cependant, la violence actuelle est caractérisée par une grande complexité, due à la multiplicité des acteurs impliqués. D’une part, il y a les guérillas, des mouvements qui ont surgi pour se battre contre l’injustice sociale et les inégalités et qui ont choisi la voie des armes pour se faire entendre. D’autre part, il y a les forces paramilitaires, appuyées par les secteurs dominants (industrie, grands propriétaires terriens) et qui visent à préserver leurs privilèges. Et enfin, il y a l’État et l’armée. Tous ces acteurs possèdent un pouvoir militaire et participent de cette violence.

A cette multiplicité d’acteurs, il faut encore ajouter le narcotrafic et les mafias, qui prennent racine depuis très longtemps en Colombie. La mafia a pénétré toutes les sphères de la vie en Colombie: les élites, l’Etat, la société en général. En Colombie, il existe des mafias pour les couches culottes, l’essence, les services de santé… La mafia fait partie intégrante de la mentalité et elle a aussi contaminé la culture économique du pays et aggravé la corruption. Les mafias sont également un des fronts de la violence en Colombie.

Tout ceci génère un climat de terreur jamais vécu auparavant. Les modalités de répression se sont multipliées : disparitions forcées, exécutions extrajudiciaires, assassinats sélectifs, massacres. Elles sont exercées par tous les acteurs du conflit, y compris l’État colombien.

GeTM : Comment la population perçoit-elle les actuels dialogues de paix entre le gouvernement et la guérilla des FARC?

Pilar : Dans mon univers (celui des ONG), l’espoir est grand de voir arriver la signature des accords de paix entre le gouvernement et la guérilla des FARC. La population ne peut donc plus supporter davantage de violence. Il n’y a d’ailleurs pas une seule personne qui n’ait pas été touchée par les impacts de la guerre, que ce soit de manière directe ou indirecte. Dans les zones rurales, la population a subi de plein fouet les meurtres, les massacres, les disparitions et les déplacements forcés. Mais dans les grandes villes, où la guerre semble plus lointaine, chacun connaît quelqu’un qui a disparu, qui a été kidnappé ou assassiné. La peur est donc répandue dans le pays et l’impact psychologique de la violence est généralisé : la guerre crée des pièges émotionnels où nous sommes tous encore prisonniers.

Les colombiens souhaitent donc avant tout la paix, pour pouvoir enfin prospérer. Les paysans veulent pouvoir cultiver leurs champs sans avoir peur des bombardements, des affrontements entre la guérilla et le gouvernement, des massacres. Tous veulent pouvoir produire, étudier, avoir accès à des services de santé performants… Les ressources aujourd’hui investies pour faire la guerre pourraient couvrir ces besoins.

Cependant, il existe également d’importants secteurs de la population qui s’opposent aux négociations de paix entre le gouvernement et la guérilla des FARC. Pour ces secteurs, la justice transitionnelle équivaut à une défaite de l’État face à la guérilla, parce qu’elle implique de mettre sur le même pied d’égalité les rebelles et l’armée régulière, de juger et poursuivre les crimes commis, quels qu’en soient les auteurs. Ils sont d’avis que seuls les crimes des FARC doivent être punis, mais non pas ceux de l’armée ou des secteurs dominants qui ont travaillé main dans la main avec les paramilitaires. Ces secteurs de la population ne comprennent pas la logique de la négociation, où tous perdent et cèdent pour atteindre la fin des affrontements armés.

Il existe ainsi une forte polarisation autour des accords de paix en Colombie.

GeTM : Comment promouvoir une paix durable en Colombie et qu’est-ce que ça veut dire ? Quelle serait à ton avis la bonne approche pour mettre un terme à la violence en Colombie ?

Pilar : A mon avis, la justice transitionnelle et réparatrice est la bonne approche, puisqu’elle permet de punir les crimes de guerre et les violations du droit international humanitaire, mais prévoit aussi la participation politique des FARC, ce qui est le premier pas pour construire une réconciliation en Colombie.

Par contre, il est clair qu’il s’agit du début d’un processus : les accords de paix ne permettront pas, à eux seuls, de construire un pays prospère, qui garantisse les droits de sa population. La fin du conflit n’implique pas la fin des conflits en Colombie. L’importance de la fin des affrontements entre le gouvernement et la guérilla ne doit pourtant pas être minimisée : elle implique la fin des violences brutales dans les régions et les zones rurales.

La justice transitionnelle est l’ensemble des mesures judiciaires et politiques adoptées par des pays ayant vécu des conflits ou des périodes de forte répression de la part de l’État et ayant engendré des violations massives et systématiques des droits humains. Puisque ces violations affectent non seulement les victimes directes, mais l’ensemble de la société, l’État et les acteurs en conflit doivent rendre des comptes aux victimes et reconnaître leurs droits, mais également prendre des mesures pour que ces violations ne se reproduisent plus à l’avenir, pour encourager la confiance citoyenne et renforcer l’État de droit.

La justice transitionnelle comprend ainsi:
  • des actions d’ordre pénal, visant à punir les crimes les plus importants
  • des mesures de réparation des dommages causés à la fois symboliques (excuses publiques, événements de commémoration) et matériels (compensations monétaires, services sanitaires)
  • la réforme des institutions publiques impliquées dans les violations des droits humains (armée, police, tribunaux), afin d’éviter la répétition des violations des droits humains et l’impunité
  • des commissions pour la vérité et la réconciliation, afin d’identifier et analyser les mécanismes de violations systématiques des droits humains et leurs causes et d’émettre des recommandations.

GeTM : Dans ce contexte, quels sont à ton avis les principaux défis ?

Pilar : A part l’ignorance à propos du contenu des accords entre le gouvernement et la guérilla des FARC parmi la population sensée les approuver et le défi du démantèlement des mafias pour mettre un terme à la corruption et à la violence, le principal défi est d’éviter la diversification des violences. Suite à la signature des accords de paix, les mafias pourraient se consolider et se multiplier, pour englober le narcotrafic, mais également la traite de personnes à des fins d’exploitation sexuelle, la vente d’organes, l’exploitation au travail…Ces mafias pourraient perpétuer les différentes formes de violence malgré la fin des affrontements armés.

GeTM : Comment promouvoir une paix durable en Colombie et qu’est-ce que ça veut dire ?

Pilar : Une véritable paix en Colombie implique la construction d’un État social dans les coins les plus reculés du pays. Chaque citoyen doit enfin bénéficier de l’équité, l’égalité des genres, l’accès aux soins, l’éducation, sans quoi la construction d’une paix durable en Colombie est impossible.

GeTM : La coopération a-t-elle encore un rôle à jouer en Colombie ? Si oui, lequel ? Qu’attend la société civile de la coopération dans ce contexte ?

Pilar : La coopération au développement a bien évidemment un rôle important à jouer dans ce processus. Elle doit soutenir la reconstruction de la société colombienne, qui a été déchirée par les violences et qui doit désormais apprendre à vivre en paix, à vivre la démocratie, le pluralisme, à respecter les différences d’opinion. La société civile doit continuer à travailler pour atteindre l’équité, la justice sociale et le bien-être pour tous, puisque la signature des accords de paix ne résoudra pas automatiquement ces problèmes. Et pour faire ce travail, la société civile et les ONG intéressées dans la construction d’une paix durable auront besoin d’alliés et de soutiens. La coopération au développement est cet allié et ce soutien, sur lesquels nous espérons pouvoir compter dans les années à venir.

Propos recueillis par Maria A. Muñoz, Chargée de projets